Baba Scholae – 69

Non classé

Imaginez un groupe de rock progressiste qui enregistre à Londres en 1969. Mais, pour tout un tas de raisons, le disque se perd, et on ne le retrouve que 43 ans plus tard. Cette histoire est vraie, et le disque sort dans une semaine…

Baba Scholae – 69 – Ad Vitam Records

Baba Scholae est donc un groupe de rock progressiste né en 1967 à Paris, sous la houlette de Jean-Yves Labat de Rossi. Si vous fréquentez régulièrement nos colonnes, ce nom ne vous est pas inconnu, puisque l’homme a créé, avec sa complice, Anne Dieumegard, le label Ad Vitam Records en 2003. Et ces deux personnalités convergent vers une certaine conception de la musique, une musique « différente » qui pousse à la réflexion.

Le parcours très atypique de Jean-Yves Labat de Rossi n’est pas pour rien dans la naissance d’Ad Vitam. Joueur d’orgue dès son enfance, il crée le groupe Baba Scholae en 1967, qu’il enregistre à Londres, avant d’émigrer aux Etats-Unis et de s’installer à Woodstock. De 1971 à 1975, Albert Grossmann, manager de Bob Dylan et Janis Joplin, lui offre un contrat d’artiste au sein de sa compagnie Bearsville records. Il y signe son premier album solo, « Mister Frog », réalisé avec des musiciens légendaires tels que Rick Danko et Garth Hudson (The Band), John Simon, Todd Rundgren, Paul Butterfield… Il se joint ensuite à Todd Rundgren et devient le « synthé » du groupe Utopia, et s’illustre comme l’un des pionniers de la musique électroacoustique. En 1980 il quitte Woodstock pour New York, où il poursuit une carrière de producteur musical.

Les effluves de cette carrière tourbillonante ont bien évidemment vite fait oublier à Jean-Yves Labat de Rossi l’existence du « Baba ». Pourtant aujourd’hui, lorsque nous l’écoutons, nous sommes frappés par son étonnante fraîcheur, sa « patate » extraordinaire. Ce disque déjanté nous rappelle les grands opus de Zappa enregistrés à la même époque. Quant à sa qualité sonore, elle est digne des meilleures réalisations, avec un son particulièrement clair, tendu, qui ne brade absolument pas la sensation de matière, bien au contraire. L’étoffe sonore du Baba est structurée, matérialisée, empreinte d’une présence incarnée et d’une gaze soyeuse. Il est étonnant de constater à quel point cette préoccupation du son a toujours été au centre des travaux de Jean-Yves Labat de Rossi, comme on le verra au travers de cette interview.

Nous avons longuement conversé avec lui, et au terme d’une discussion fleuve, nous retraçons le parcours d’un disque, qui, alors qu’il n’est pas encore sorti, s’inscrit crânement dans l’histoire du rock à son plus haut niveau, et fait fantasmer bon nombre de vieux briscards du rock’n’roll.

Laurent Thorin.  : Comment est né le groupe ?

Jean-Yves Labat de Rossi : La première formation date de 1967. A l’époque, j’étais étudiant aux Beaux-arts à Paris, et je souhaitais pleinement vivre ma passion du Rock’n’roll. Petit à petit, au fil des rencontres, un premier groupe s’est constitué avec Jules (guitare), Pears (drums), un autre guitariste (Alain), un bassiste (Gérard) et un saxophoniste dont j’ai malheureusement oublié le nom… Notre QG était le café Bonaparte et notre lieu de répétition une cave humide de la Montagne Sainte-Geneviève. Ainsi est né le Baba Scholae…

L. T. : Premier fait d’armes ?

J-Y L. de R. : Et non des moindres, un show-case au Marquee, à Londres, un lieu mythique où les meilleurs musiciens se produisaient ! Nous avions obtenu ce concert grâce à un ami, le producteur Tommy Weber, proche de Joe Cocker, de Jimi Hendrix, des Beatles et tout proche de Charlotte Rampling (rires)… Bref, un homme « clef » pour nous qui, de surcroît, appréciait notre démarche musicale. Après quelques difficultés lors du passage en douanes à Southend, où Tommy vint me récupérer en taule (délit de « sale gueule »), nous arrivons finalement à Londres. Tout se passait bien, quand la tuile nous tomba dessus : les deux camionnettes contenant nos instruments et notre matériel de scène se font dévaliser sur un parking de Piccadilly Circus la veille du concert. Nous n’avions plus rien, et pourtant, nous ne pouvions pas laisser passer une telle occasion. Fort heureusement, des musiciens très sympathiques nous ont prêté leurs instruments. Inutile de dire que nous n’étions tout de même pas au mieux de notre forme (rires), et, pour ne rien arranger, nous passions juste après les Traffic (le premier groupe de Steve Winwood), devant un public conquis d’avance. C’était donc un peu dur pour nous, et le rêve se transformait petit à petit en cauchemar. Sur ce, nous rentrons en France, démoralisés, démotivés, et nous nous séparons. Exit la première formation du Baba Scholae !

L. T. : Mais cela ne vous arrête pas ; vous repartez à l’attaque ?

J.-Y. L. de R. : Oui, cela doit être dans mes gènes (rires). Il n’était pas question d’abandonner, d’autant plus que Jules Vigh, (guitariste incontournable) m’était resté fidèle et y croyait encore. Nous décidons donc de continuer.

L. T. : Mais il vous fallait des moyens de production ?

J.-Y. L. de R. : Bien sûr! Un jour Jules me parla d’Olivier Mosset en des termes qui m’incitèrent à faire sa connaissance. A l’époque il était à Zanzibar Productions, qui soutenait des projets underground. Je le rencontrais donc et peu de temps après, à sa demande, Jules et moi passions une audition, en studio, dans des conditions très Rock’n’roll, avec les moyens du bord : n’ayant plus d’instrument, j’utilisais en guise de guitare rythmique un violon (le seul instrument qui ne nous avait pas été volé à Londres), dont j’avais hérité d’un de mes oncles. Je regrette aujourd’hui de ne plus avoir cet enregistrement d’improvisations, dont je garde un excellent souvenir.

L. T. : Et cela a fonctionné ?

J.-Y. L. de R. : Oui ! Sur les recommandations d’Olivier Mosset, Zanzibar Productions décida de financer le Baba Scholae. Alors, je suis reparti en Angleterre (Londres et Liverpool), à la recherche  de nouveaux musiciens (ceux qui apparaissent sur le disque à l’exception de Christian Piat, qui nous quitta pour des raisons de santé) pour reformer le groupe. Nous achetons du matériel, louons une maison dans la Vallée de Chevreuse et, après quelques mois de répétitions, nous sommes prêts à enregistrer. Nous le ferons à Londres, aux studios IBC, que John Holbrook venait de quitter pour se joindre au Baba Scholae.

L. T. : Tout allait donc comme sur des roulettes…

J.-Y. L. de R. : Pas tant que cela. A Londres, bis repetita, un de nos « roadies » nous a volé l’argent prévu pour l’enregistrement. Heureusement Olivier Mosset est une nouvelle fois intervenu (c’était limite) et nous avons pu finir le disque. Nous avions les masters (des acétates à l’époque), mais nous n’avons pas pu le presser faute de moyens.

L. T. : Après le disque, la tournée ?

J.-Y. L. de R. : Oui, notre dernière tournée, en France cette fois, du Rock’n’roll Circus à St Tropez, en passant par la Mutualité.

L. T. : Votre dernière tournée ?

J.-Y. L. de R. : Dernière tournée et fin du Baba Scholae ! De fortes dissensions, d’ordre personnel et musical, opposaient Woody et Alan à Jules, Steve, John et moi-même. Il devint impossible de continuer à travailler ensemble. J’ai donc pris la décision de mettre un terme à notre aventure. A ce moment là je devais être incorporé (résiliation de sursis « because »  mai 68…). Ne voulant pas me soumettre, je suis reparti en Angleterre puis, de là, à Woodstock, avec ma femme enceinte, John Holbrook, deux valises et mes masters.

L. T. : Donc le disque tombe aux oubliettes ?

J.-Y. L. de R. : Pas tout de suite. Après un passage à vide, c’est en faisant écouter ces masters que j’ai pu recommencer une carrière de musicien aux USA, ce qui m’a permis de rencontrer Todd Rundgren et de devenir par la suite le synthé du groupe Utopia.

L. T. : Sur « 69 », la qualité sonore est étonnamment propre et moderne pour un disque enregistré il y a 43 ans.

J.-Y. L. de R. : John Holbrook a une façon bien à lui de répondre à cette question ; je cite : « British Studio & personnel, US tape machines, German tape and French madness ! » Plus sérieusement le son était au centre de nos préoccupations, et l’a d’ailleurs toujours été, pour John et pour moi en tout cas ! N’oubliez pas qu’avant d’être un excellent guitariste, John Holbrook est un remarquable ingénieur du son. Nous passions notre temps à imaginer des systèmes de sonorisation pour le groupe. Nous utilisions un système de sonorisation et d’amplification de notre conception, réalisé par Van den Hul. Nous n’avions pas des Marshall ou des Sound City comme tout le monde, mais des caissons d’enceintes modulables, alimentés par de très puissants amplificateurs à tubes. Un véritable mur d’enceintes stéréophoniques derrière nous (je pense que nos « roadies » s’en souviennent encore !) : la qualité du disque, nous l’avions pratiquement sur scène.

L. T. : Quelles sont les composantes fondamentales de votre son, votre marque de fabrique ?

J.-Y. L. de R. : À l’époque, il n’y avait pas de synthétiseurs, mais nous étions de fervents adeptes du « bidouillage sonore », du traitement électronique d’un son analogique. Nous utilisions aussi beaucoup le mélotron.

L. T. : Le mélotron ?

J.-Y. L. de R. : Il s’agit d’un clavier qui fonctionne avec des bandes jouées en boucle (bandes en loop) ; c’est un peu l’ancêtre du synthétiseur avec la thérémine et les ondes Martenot.

L. T. : Vous êtes indéniablement marqué par tous les instruments à clavier. Sans donner dans la psychanalyse, serait-ce l’incessante référence à l’orgue de votre enfance ?

J.-Y. L. de R. : Vous ne croyez pas si bien dire : l’orgue m’a profondément marqué (éducation chez les frères Maristes oblige), à tel point que j’ai produit et enregistré dans les années 90 une anthologie de musique pour orgue pour Sony Classical et BMG. Pour moi, le synthétiseur, c’était la suite logique de l’orgue, lorsque l’on emprunte la voie de la musique électronique ou électroacoustique. Le synthétiseur, c’était le « façonnage » d’un nouveau son car, sur les synthés analogiques, il fallait le créer de toute pièce : un synthé non paramétré restait en effet muet. Seul le synthétiseur m’offrait cette liberté de modeler la matière sonore. C’est ce qui a marqué le premier disque d’Utopia. Le rock progressif était une forme d’expression très ouverte, les morceaux que nous composions sortaient délibérément des sentiers battus.

L.T. : Et pourquoi ce disque ne sort-il que maintenant ?

J-Y L.de R. : Les bandes master ont été considérées comme perdues pendant plus de 40 ans, mais elles dormaient paisiblement (trop bien rangées) dans les archives de mon « partner in crime » John Holbrook, avec lequel je n’ai jamais cessé de coopérer, tant sur le plan artistique que sur celui des techniques de la prise de son. Il les a retrouvées à l’occasion d’un récent déménagement, et m’en a immédiatement fait une copie fidèle avec les moyens dont on dispose aujourd’hui, et que l’on n’aurait jamais imaginés à l’époque, même dans nos rêves les plus fous, c’est-à-dire en me gravant un CD (rires).

L. T. : Comment l’avez-vous trouvé 40 ans plus tard ?

J.-Y. L. de R. : Étonnamment frais et toujours aussi déjanté, un peu comme certains de ma connaissance… (rires). Je suis quand même étonné par l’accueil qu’il reçoit. C’est incroyable que ce disque plaise à ce point à mes petits enfants et à leur entourage. Mais que voulez-vous « Rock’n’roll is here to stay » et, croyez-moi, après avoir survécu à onze années passées à Woodstock, ce n’est pas un vain mot !

Retrouvez Baba Scholae sur Ad Vitam Records